Distracteurs et somnolence au volant : quelles pistes de travail ?

L’Observatoire des experts de la mobilité MAP a organisé le 3 décembre un atelier consacré aux problématiques de somnolence et de distraction au volant. Des phénomènes répandus et contre lesquels il est difficile de lutter, même si les outils de prévention et de répression se développent.
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Atelier MAP distracteurs et somnolence au volant
Source : MAP

Premier constat des intervenants : ces phénomènes sont très répandus. « Aujourd’hui, en zone gendarmerie, soit 900 000 km de route, il y a 800 infractions de téléphone tenu en main relevées chaque jour. C’est une infraction toutes les deux minutes », a énoncé Maddy Scheurer, porte-parole de la Gendarmerie nationale, qui rappelle également que 57 % des conducteurs déclaraient utiliser un téléphone au volant en 2017.

Le constat est partagé par les sociétés d’autoroute. « Chaque année, pendant la même semaine et au même endroit, nous analysons les comportements en situation réelle de nos clients sur autoroute, a relaté Christine Allard, directrice relations institutionnelles et RSE chez Sanef. Cette année, 6 % de nos clients avaient leur téléphone à la main, sachant que ce chiffre est inférieur à la réalité puisque l’on ne mesure pas l’utilisation du téléphone en Bluetooth, pourtant une distraction. »

Or, selon la Sécurité routière, le risque d’accident serait multiplié par trois en téléphonant et même par 23 en lisant un sms. Sanef a ainsi mené en 2019 une expérimentation avec un journaliste automobile : ce dernier a été équipé de lunettes d’eye-tracking pendant un trajet aller-retour Paris-Metz, soit 7 heures de conduite. Bilan : « Il a conduit pendant 30 minutes soit 65 km parcourus à 130 km/h sans regarder la route, que ce soit pour régler la musique, regarder le GPS ou répondre à des appels », a révélé Christine Allard.

Côté somnolence, dans son baromètre européen de la conduite responsable réalisé auprès de 12 000 conducteurs dans 11 pays européens, Vinci Autoroutes indique que 37 % des sondés déclarent qu’il leur est déjà arrivé de s’endormir au volant. De plus, la société a elle aussi réalisé en juin 2018 une expérimentation avec un journaliste automobile : « Sur un trajet Paris-Biarritz aller-retour de nuit, il a montré des signes de somnolence avec 2 minutes cumulées de sommeil dont 24 secondes consécutives, ce qui équivaut à 864 m parcourus », a détaillé Bernadette Moreau.

Somnolence : la nutrition en prévention

« La somnolence au volant c’est 1 à 4 secondes, soit 150 m parcourus à grande vitesse », a corroboré Frédéric Saldmann, médecin cardiologue et nutritionniste. Pour ce dernier, prévenir la somnolence au volant passerait aussi par l’alimentation et l’hydratation. Il a mené sur simulateur une étude consacrée aux comportements de conducteurs en fonction de leur repas.

« Nous avons constaté que la distance de freinage était augmentée de 2,16 m après un repas classique de 500 calories et de plus de 9 m après un repas copieux de 1 500 calories tel que trouvé dans les offres de restaurants d’autoroute, alors que la distance de freinage était améliorée chez les sujets à jeun bien hydratés », a-t-il révélé.

« Nous travaillons actuellement sur la définition d’un repas idéal qui augmenterait la vigilance, avec notamment des goûts qui éveillent, a annoncé Frédéric Saldmann. Les résultats devraient être disponibles d’ici juin 2020, mais il recommande d’ores et déjà des aliments faibles en calories mais riches en eau comme les tomates ou la pastèque, et invite les conducteurs à éviter les sucres rapides au profit d’aliments qui fournissent une énergie se diffusant de façon régulière. Et les boissons énergisantes sont déconseillées, en particulier en combinaison avec l’alcool dont elles masquent les effets.

De la sensibilisation et des équipements de sécurité

S’il est difficile d’envisager des mesures répressives pour les conducteurs somnolents, des mesures de prévention sont possibles en rappelant l’importance de faire une pause toutes les deux heures, ou via des équipements de détection comme les lunettes connectées d’Ellcie Healthy ou la caméra de Toucango. Ces derniers pourraient un jour servir à donner des bonus-malus dans les contrats d’assurance pay-as-you-drive, comme c’est déjà le cas aux États-Unis. Toutefois, ces dispositifs restent onéreux et le stock du parc à équiper est conséquent.

Pour Emmanuel Barbe, délégué interministériel à la Sécurité routière, il vaudrait donc mieux cibler les personnes à équiper, telles les personnes de plus de 75 ans, face notamment au vieillissement de la population, même si « ce sont les 18-24 ans qui tuent le plus de gens, a-t-il rappellé. Il serait aussi intéressant de réfléchir à une potentielle levée du secret médical pour des maladies causant l’endormissement. »

Du côté du téléphone, la sensibilisation semble insuffisante pour en décourager l’usage au volant.  Il y aurait pourtant « une conscience du danger très forte chez les usagers autoroutiers liée à l’usage du téléphone portable par les autres, a affirmé Christophe Boutin, délégué général de l’ASFA. Ce facteur de risque est classé par les gens interrogés comme aussi dangereux que l’usage d’alcool ou la haute vitesse au volant. Et ils sont prêts à accepter l’idée d’une répression accrue. »

Vers plus de mesures répressives

Justement, c’est ce que prévoit la loi d’orientation des mobilités. « Il y a une disposition d’application immédiate de suspension du permis de conduire dans les accidents où l’on a la conviction que le téléphone était la cause, a indiqué Emmanuel Barbe. De plus, nous expérimenterons un système où si le conducteur est pris au téléphone au volant lors d’une autre infraction, son permis peut être suspendu par décision préfectorale. »

La liste des infractions concernées doit être définie par décret d’ici mars ou avril selon le délégué, mais la mesure concernerait a priori les infractions de quatrième classe, avec une exception pour les excès de vitesse en ville qui entraînent une contravention de troisième classe.

« L’infraction de téléphone au volant pourra être constatée au départ essentiellement par les forces de l’ordre en moto en civil, a précisé Emmanuel Barbe, mais aussi à terme par les radars tourelles sur les gens flashés en excès de vitesse ou en franchissement feu rouge – un démonstrateur est développement à l’Antai sur la base d’une technologie d’apprentissage automatique – et même sans flash. » À noter que ce type de détection fonctionnera aussi pour le non-port de la ceinture de sécurité.

Une autre piste, suggérée par Stéphane Pénet, directeur des assurances de biens et responsabilités de la FFA, serait d’écarter de l’indemnisation les accidents liés à l’usage du téléphone au volant, au même titre que les délits.

Attention aux notifications !

Mais « le problème du téléphone, c’est que la technologie va plus vite que la législation, a pointé Damien Pichereau, député de la Sarthe et vice-président du groupe d’études route et sécurité routière au Parlement. Nous sommes dans une situation paradoxale où le téléphone au volant reste autorisé s’il est branché à l’écran de la voiture. » Thierry Tricard, sociologue des comportements chez Gatard et associés, a ainsi alerté l’audience : « Il y a une interaction sensorielle continue avec le mobile, à la fois digitale et sonore. Beaucoup de personnes pensent avoir intériorisé l’interdiction de tenir le téléphone en main mais continuent à interagir avec le regard et le doigt, par exemple pour corriger un texto ayant été dicté. »

D’autant que cette utilisation peut tourner à « l’hyper-connexion pathologique » : « La réception de messages ou de like sur les réseaux sociaux active le système de gratification dans le cerveau, a expliqué Laurent Karila, psychiatre et porte-parole de l’association SOS addictions. Dans une situation pathologique, les circuits de ce système se déconnectent et on n’a plus de motivation à gérer son comportement. » On parle ainsi de nomophobie pour décrire la peur excessive d’être séparé de son téléphone mobile et de manquer une notification. Sans oublier les cas où « le smartphone est une matrice intermédiaire pour assouvir une addiction comme celles des achats, des jeux vidéo, des paris, de la pornographie, etc. », a-t-il ajouté.

Emmanuel Barbe estime d’ailleurs que la démarche la plus efficace réside dans les systèmes automatiques pour désactiver le smartphone au volant, telle l’application Mode Conduite développée par la Sécurité routière. Reste maintenant à convaincre les conducteurs d’utiliser ces outils et ensuite de ne pas les désactiver.